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Lettres Ouvertes au Cirque

Between being and imagining: towards a methodology for artistic research (2013-17) brings into practice several dramaturgical ‘actions’ in dialogue. It tries to make connections between theory and practice, between the ‘inside’ of circus practice and the ‘outside’ that surrounds the practice. In an attempt to weave a more intricate artistic dialogue in the European circus field, Bauke Lievens wrote two Open Letters to the Circus.

Ce mythe nommé cirque

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'Sweet is the lore which Nature brings;
Our meddling intellect
Mis-shapes the beauteous form of things:—
We murder to dissect.'

Chèr(e)s artistes de cirque,

Les vers ci-dessus, du poème de William Wordsworth The Tables Turned sont une expression frappante d'un certain nombre d'éléments centraux du Romantisme: un penchant pour le mystère et la glorification de la nature et de l'inconnu, qui s'accompagne d'une aversion pour l'intellectualisme. The Tables Turned date de 1798. A peu près au même moment, le poète anglais John Keats grommelle, à un ami lors d'un dîner, que le travail d' Isaac Newton a ‘détruit toute la poésie de l'arc-en-ciel en le réduisant au prisme de ses couleurs’.11 Doorman, M. (2012). De Romantische orde. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker, p. 100.

En tant que mouvement culturel, le Romantisme a commencé en Europe à la fin du 18ème siècle et a duré jusqu'à la fin du 19ème. Cependant, les sentiments romantiques de Keats semblent profondément enracinés. Aujourd'hui encore, au moins cent ans plus tard, elles sont latentes dans la plupart des réactions que j'ai reçu à la Première Lettre Ouverte (décembre 2015). Les auteurs de ces réactions sont en colère et se demandent pourquoi nous devrions penser au cirque, pourquoi cela devrait devenir de l'art et pourquoi l'artisanat (le savoir-faire) ne serait pas suffisant. Leurs objections sont telles que John Keats pourrait les avoir reconnues: que la magie du cirque est détruite en devenant sujet de réflexion et d'écrits. Que le cirque est une expérience qui ne peut-être capturée par les mots. Que le cirque est un endroit où nous pouvons nous rapprocher de ce que nous sommes vraiment, à l'écart de notre monde quotidien et nos pensées quotidiennes. La majorité de ces réactions proviennent de gens qui sont eux-mêmes professionnellement impliqués dans le cirque, d'une manière ou d'une autre, que ce soit en tant qu'enseignant, travailleur du cirque social, ou artiste de cirque. Et ce sont ces derniers qui m'inquiètent. Après tout, je l’expérimente souvent dans ma pratique de dramaturge de cirque, en travaillant avec des artistes qui hésitent à nommer ce qu'ils font ou voudraient faire, de peur de 'le' gâter. 'Le' représente la créativité intuitive, la physicalité, la sincérité, le flow et l'inspiration. Mais 'le', c'est aussi l'authenticité et l'utopie que le cirque incarne pour de nombreuses personnes. De cette manière, le dramaturge – et par extension ces Lettres Ouvertes – devient l'incarnation dérangeante de ce qui pourrait 'le' gâcher: le penser.

Comme le philosophe culturel hollandais Maarten Doorman le suggère dans son livre De romantische orde, cette interprétation de la théorie et de l'analyse ayant pour fonction de distancer en nous détachant de ce que la vie est réellement, est un des legs persistant du Romantisme. Une autre branche du projet romantique est de placer le corps et l'esprit, la pensée et le faire, l'un contre l'autre en opposition. La ligne du Romantisme était de s'exalter pour et d'aspirer à retourner au physique et au naturel comme à des sources spontanées de créativité et d'inspiration dans un monde, par ailleurs corrompu. En fait, du point de vue de Doorman, une caractéristique essentielle de l'attitude romantique était de toujours cadrer sa pensée en terme de paradoxes ou d'éléments apparemment opposés.22 Doorman, M. (2012). De Romantische orde. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker.

Voici ce que Wikipedia a à dire du paradoxe: ‘Un paradoxe est une situation apparemment contradictoire qui semble en conflit avec notre sens de la logique, de nos attentes, ou de notre intuition. "Apparemment", parce que le conflit supposé est en général basé sur une faute de logique ou une erreur de raisonnement.’33https://nl.wikipedia.org/wiki/Paradox (logica) Donc, une personne qui pense en paradoxes, introduit des limites et des divisions entre des affirmations, des propositions, des concepts qui en fait ne sont pas opposés. Doorman argumente également que la plupart des paradoxes romantiques émergent de la structure émotionnelle de base du Romantisme, celui du désir impossible à assouvir.44 Doorman, M. (2012). De Romantische orde. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker, pp. 11-48. Ce désir se centre principalement sur l'idéal romantique de la liberté qui serait l'authenticité, la spontanéité et l'unicité. Ces clivages romantiques sont à leur tour intimement liées au contexte culturel du 19ème siècle: la croyance dans le progrès, l'émergence du capitalisme, l'expansion industrielle et le colonialisme. Le cirque moderne nomade, qui a entamé son existence environ à la même période, a germé des paradoxes de ce contexte culturel: le soi versus l'autre, la raison versus l'émotion, la norme versus la différence, le vieux versus le neuf, etc… Depuis, le monde a considérablement changé et pourtant le cirque contemporain se présente souvent comme une pratique qui re-dessine le clivage romantique séparant la raison et l'émotion, le centre et la marge, l'idéal physique et l'aberration.

Une grande part de l'identité du cirque d'aujourd'hui repose sur l'image auto-générée, assez Romantique, que sa pratique serait une forme d'art marginal profitant de sa liberté propre. Même si l'on met de côté la question de savoir si cette image est un reflet fidèle de la pratique contemporaine, il est devenu très difficile de séparer les clichés romantiques qui entourent le cirque, d'une compréhension du cirque en tant que médium.55 Merci à Alexander Vantournhout qui a initié cette idée pendant la Première Rencontre, janvier 2016, KASK/Vooruit, Gand (BE). En conséquence, nous reproduisons encore les mêmes mythes romantiques du cirque dans nos pratiques contemporaines, qui à leur tour, aboutissent à des spectacles qui ont toujours le cirque, lui même, comme thème. Si nous voulons délimiter un champ spécifique pour la recherche artistique dans le cirque, il est utile de réfléchir aux paradoxes et aux images qui donnent forme au et qui entourent le cirque. Ne serait-ce que pour pouvoir se poser la question sous-jacente au mythe: existe-t-il une telle chose que le cirque en tant que médium? Qu’est-ce qui en reste lorsque nous le dénuons de tous les mythes? Ou le cirque n'est-il en fin de compte qu'un entrelacement de mythe, paradoxe romantique et nostalgie qui s'obscurcit à force de répétition?

Mythe # 1

Commençons par ce qui est peut-être le premier grand mythe du cirque: sa position 'libre' aux marges de la société, incarnée par le convoi nomade de chapiteau et caravanes, et par l'idée que la virtuosité physique sur la piste exprime la liberté.

Le cirque moderne Européen est d'abord apparu dans l'Angleterre du 18ème siècle, où le militaire à cheval Philip Astley combinait ses talents de cavalier avec une grande variété de numéros visuels et acrobatiques. Il travaillait au départ dans des arènes en plein-air et a déménagé plus tard vers des 'amphithéâtres' couverts, en pierre ou en bois, dans lesquels il a fusionné la piste circulaire et le rectangle de la scène. Cela a donné naissance au modèle Européen de cirques en dur, des bâtiments ronds ou polygonaux où la classe moyenne pouvait être divertie en contrepartie d'un tarif d'entrée substantiel. A cette époque, le cirque était fermement ancré dans les villes et les villages. Il ne se déplaçait pas en tournée. Les premiers cirques nomades, qui voyageaient en train ou dans des roulottes en bois, sont apparus en Amérique, à peine moins d'un siècle plus tard (autour de 1850). Le chapiteau et les roulottes furent à leur tour 'exportés' en Europe et ainsi le cirque y est devenu une activité nomade également. Il a graduellement quitté les amphithéâtres des centres villes et a planté ses chapiteaux temporaires à la périphérie.

Lorsque l'on regarde de plus près le contexte dans lequel le cirque nomade Américain a grandi, nous voyons – en dépit du mythe – qu'il n'est pas né de la quête d'une poignée d'hors-la-loi à la recherche de l'ultime liberté romantique. Au contraire. Le cirque nomade est en fait une excroissance extrême de la croyance dans le progrès du 19ème siècle. Les caravanes et les chapiteaux étaient des stratégies dans la poussée pour l'expansion capitaliste dont les fers-de-lance étaient les grands cirques Américains tels que Barnum & Bailey et les Ringling Brothers.66 Jacob, P. & Raynaud de Lage, C. (2005). Extravaganza! Histoires du cirque américain. Montreuil-sous-Bois: Editions Théâtrales, pp. 59-76. Il s'agissait de décisions pragmatiques prises au coeur d'une lutte compétitive féroce: voyager rapportait simplement plus d'argent. L’esthétique du risque physique a aussi jailli d'une aspiration pour l'argent et la croissance, alors que la compétition entre les cirques se jouait sur la piste sous forme de lutte pour présenter le numéro le plus spectaculaire.77 Ibid, pp. 13-24. Cette rivalité capitaliste se servait aussi de catégories esthétiques telles que le nouveau, le bizarre, (le freakshow), l'exotique, le sauvage et l'inconnu. Chacun de ces éléments se retrouvent dans le Romantisme en tant que mouvement artistique, mais il y a aussi d’autres similitudes entre le Romantisme et le cirque nomade:

-Un accent mis sur le savoir-faire et le travail physique en réaction à l'aliénation que l'industrialisation rapide avait apportée.
-Un culte du corps parfait et un rejet de la raison.
-Un culte de l'identité 'marginale' ou une position à la lisière de la société: l'artiste romantique/l'artiste de cirque en tant que hors-la-loi, le culte 'd'être différent'.
-Un culte du sujet créatif: le génie romantique et le héros de cirque.

Le cliché romantique veut que le cirque soit une pratique marginale, nomade (et libre) – un état d’exception isolé et chaotique où s’appliquent des règles différentes de celles qui gouvernent les vies ordinaires et bien structurées. Selon ce point de vue, le cirque est vu comme ayant un pouvoir subversif et même politique en tant que forme d’expression culturelle – une idée fantaisiste pourtant, ce serait oublier les racines du cirque nomade dans un système capitaliste courant.

Mais le cirque a lui-même toujours bénéficié de la cultivation de sa 'différence'. De nos jours, cette ‘différence’ est âprement maintenue dans les formes diverses du cirque néo-traditionnel. La caractéristique romantique-nostalgique est employée comme une stratégie de vente (même si pas toujours délibérément). De cette manière, nous répétons les mêmes clivages (pleins de paradoxe) du 19ème siècle, entre la raison et l'émotion, la marge et le centre, la tradition et le renouveau – au moins dans l'image que nous donnons de notre pratique. Nous pouvons (devrions?) nous demander précisément ce qui rend cette nostalgie 'différente' ou unique.

Il semblerait que de nombreux jeunes collectifs de cirque qui tournent sous chapiteaux aujourd'hui voient également leur pratique artistique comme un acte de liberté, de subversion et de 'différenciation'. Et cela est étrange. En cultivant une position 'libre' dans la marge, nous caractérisons notre pratique en opposition à la société - 'non libre' alors. De cette manière, le cirque que nous créons devient une pratique 'minoritaire' en relation avec la culture ('majoritaire') prévalente. Mais entre-temps, le mythe de la marge influence notre pratique artistique: lorsque nous le caractérisons sans cesse comme étant en conflit romantique et idéalisé avec le monde qui entoure le chapiteau de cirque, cela devient très difficile de tirer ce monde extérieur dans le chapiteau. Le résultat est que notre travail traite principalement du cirque lui-même et rarement du monde. Dans cet état d'esprit, il est presque impossible de créer des spectacles subversifs.

Mythe # 2

Vu dans le contexte de son histoire culturelle, le cirque est un portrait des capacités de l'homme moderne et de ses relations avec la technologie. Comme déjà mentionné dans la précédente Lettre Ouverte, c'est une expression de la croyance au progrès et à l'évolution technologique du 19ème siècle. Plusieurs lignes de fracture qui dans le 19ème siècle parcouraient les idées sur la nature et la culture se manifestent dans le corps de l'artiste de cirque. Sur la piste, par exemple, les interprètes incarnent l'espoir, commun à cette époque, que l'homme deviendrait 'libre' avec l'aide de la technologie. En même temps, nous voyons que la technologie n'est pas tant utilisée pour surpasser la nature, que pour 'devenir nature' en imitant le vol, des états d'équilibre, etc. Cet effort pour transformer la technologie en nature semble être une contradiction, mais en fait c'est un paradoxe. Après tout, c'est caractéristique pour la structure émotionnelle du Romantisme d'aspirer à un idéal. Les Romantiques sont fous d'idéaux tels que le sujet authentique 'libre', l'exotique, le sauvage, l'inconnu, l'enfantin, la nature non corrompue et un passé Arcadien – et ceci en pleine conscience qu'il est impossible d'atteindre ce à quoi ils aspirent. L'idéal de l'homme naturel ou l’homme sauvage est un projet voué à l'échec, mais cela n'empêche ni l'artiste romantique, ni l'artiste de cirque de continuer à essayer d'accomplir cet idéal.88 Doorman, M. (2012). Rousseau en Ik: over de erfzonde van de authenticiteit. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker, p. 38. Ainsi, le cirque et le Romantisme s'élancent ensemble vers un horizon radieux d'utopie, mais les deux tournent aussi en vain autour du trou béant du tragique (et de l'impossible).

Mais qu’en est-il du cirque que nous créons aujourd'hui? Dans son livre Rousseau en Ik, Maarten Doorman indique que les idéaux romantiques continuent à structurer notre pensée contemporaine. Exactement comme les Romantiques, nous sommes à la recherche d’un noyau d’identité qui serait 'vrai' et 'libre'. Nous aspirons à une honnête manière de vivre qui nous rapprocherait de ce que nous 'sommes vraiment'. Selon Doorman, dans cette quête nous sommes (tout comme les Romantiques) obsédés par l'authenticité – une manie qui se caractérise par la prédilection actuelle pour l'artisanat dans les arts, la nourriture bio, les médias qui jouent sur les émotions, la télé-réalité, les excursions d'une journée dans les 'vrais' bidonvilles de Rio de Janeiro, et la soudaine popularité du tricot, du glamping et de faire sa propre confiture. Nos manières de manger, faire des courses, voyager et rêver montrent tous les signes du plus grand désir romantique: le désir d'authenticité.

A l'inverse du théâtre, le cirque a toujours mis l'accent sur le fait que tout ce qui est présenté sur la piste est vrai. De vrais tigres, des vrais dangers, des gens qui savent vraiment voler. Au 19ème siècle, cette authenticité supposée ne pouvait (paradoxalement) être accomplie qu'à travers l'utilisation des technologies et des nouvelles techniques (la lumière électrique, les moteurs, des agrès de cirque et des objets). Dans le cirque d'aujourd'hui, de nombreuses personnes souhaitent s'éloigner de ce type de spectacle et de la représentation de l’Homme comme surhomme. Notre obsession de l'authenticité prend alors la forme d'un désir romantique pour tout ce qui est vieux, rouillé et 'pur', ou d'une quête pour l'humanité de l'artiste de cirque, pour l'histoire personnelle. De cette manière, la piste de cirque d'aujourd'hui n'est plus un endroit où l'on 'montre' mais un endroit où l'on 'est'.

Ici encore nous semblons oublier que le désir d’authenticité est un désir impossible. Après tout, lorsque nous présentons ou marquons quelque-chose comme étant authentique ou pur (que ce soit des hamburgers ‘vraiment’ boeuf ou la pureté du cirque) nous en faisons immédiatement un phénomène mis-en-scène et par conséquent cela devient ‘pas vrai’. Ou, comme le présente Doorman: ‘Quiconque souhaite être vrai, par définition ne le sera pas, car la conscience du désir d’authenticité entraîne l’inauthenticité. […] De cette manière, notre désir d'authenticité s’emplit de la mascarade.’99 Ibid, p. 37. Donc, en fait, nous ne pouvons le nommer autrement qu’une 'authenticité mise en scène'.1010 Berkeljon, S. (25/02/2012). Authenticiteit is nep. De Volkskrant. http://www.volkskrant.nl/archief/-authenticiteit-is-nep~a3201937/ Lorsque cette notion contestée de l'authenticité entre dans le monde des arts scéniques, la mascarade se double.

Pourtant, dans le discours de nombreux artistes de cirque contemporains, le cirque est 'plus vrai et sincère' que le théâtre parce qu'il implique un risque physique réel. Et dans un certain sens, c'est vrai. Mais le cirque est aussi légèrement 'moins vrai'. Après tout, tandis que l'habileté à faire accepter l'action sur scène à un public comme possible (ou plausible) a été pendant longtemps un des exploits les plus cruciaux du théâtre, c’est précisément l’opposé lorsqu’il s’agit de la virtuosité physique: le cirque essaie de nous faire croire que quelque-chose est impossible, augmentant ainsi le statut de l'artiste de cirque, qui néanmoins parvient à l'accomplir, et en ce faisant, crée une expérience de magie. Cette expérience ressemble à celle du théâtre de marionnettes: nous savons que la marionnette est un objet inanimé, pourtant nous (aimons) croire que nous voyons un être vivant bouger. Ce va-et-vient entre croyance et incroyance génère une expérience de magie.1111 Le critique de théâtre flamand Tuur Devens appelle ce phénomène ‘Le cinquième mur’. Voir: Devens, T. (2004). De Vijfde Wand: Reflecties over figurentheater en circustheater. Gent: Pro-Art, pp. 6-10. Le danger physique auquel l'artiste de cirque s'expose ne fait que renforcer l’apparence d'authenticité, mais en réalité, l'artiste de cirque n'effectuera jamais une figure qu'il ou elle ne maîtrise pas complètement. Cette maîtrise est le produit d'une constante répétition des mêmes mouvements au cours d'une période d'entraînement. Ou en d'autres termes, l'entraînement augmente le potentiel physique de l'interprète avec l'objectif de créer une illusion d'impossibilité, qui est ensuite démentie par la réussite de la figure ou du numéro.

Cependant, notre sur-identification avec l'image romantique du cirque comme espace de réalité et de sincérité a commencé à nous faire croire dans le mythe de l'authenticité. Un mythe, qui plus est, que le cirque lui-même a inventé. Mais la magie et l'émerveillement ne sont pas tant reliés au fait que quelque-chose soit 'authentique', qu'à notre propre regard conditionné qui aime voir les choses comme 'vraies'. C'est précisément cette conscience de 'double' que le cirque contemporain tend à oublier. En conséquence, dans la création circassienne d’aujourd’hui il y a une énorme et malencontreuse confusion entre ce qui comporte faire du cirque (practice) et créer du cirque (performance). Beaucoup d'entre nous pensent que les deux reviennent à la même chose. Rien ne pourrait être moins vrai. Faire du cirque est un sport de haut-niveau. Créer du cirque est autre chose, qui se situe dans l’espace du spectacle et non pas dans l’espace où l’on fait du cirque. Créer (et représenter) le cirque est toujours la question d'un 'faire' mis-en-scène, d’un 'ici' mis-en-scène et d’un 'être' mis-en-scène. Ce qui lie ces trois éléments est – du point de vue du spectateur – toujours une mise-en-scène du réel, et jamais le réel lui-même. L'espace entre ce qui comporte faire du cirque (practice) et créer du cirque (performance) est donc l’espace de la traduction et de la conception. La distance entre les deux est l'espace de la dramaturgie.

Cependant, beaucoup d'entre nous ont peur de cette dramaturgie (et par extension du dramaturge). Pourquoi? Est-ce parce que le dramaturge souligne que l'art et la vie ne sont pas les mêmes? Que cette idée est une variation du désir romantique pour un idéal dans lequel l'art devient (une part de) la vie, et la vie devient de l'art? Ou bien y-a-t’ il une autre raison?

Mythe # 3

Regardons de plus près ce que nous pouvons voir sur la piste: le corps de cirque en relation à un objet (la technologie). Ils sont reliés l'un à l'autre par la fonctionnalité: le corps et l'objet 'travaillent ensemble' pour accomplir un but commun, qui est d'apprivoiser et d'essayer de dépasser des lois naturelles telle que la gravité. Nous voyons aussi que le corps de cirque n'est pas un corps naturel, mais un corps extrêmement entraîné et technologique. En fait, c'est un corps qui est discipliné par l’objet. De plus, la relation fonctionnelle avec l'objet transforme le corps lui-même en objet.1212 Voir Première Lettre Ouverte et la notion de Giorgio Agamben de l’apparatus.

En d'autres termes, le corps de cirque incarne l’idéal romantique de liberté (voler, flotter, super-force), tout en étant lui-même un corps parfait, non-libre et discipliné à l'extrême. De cette manière, le cirque crée l'apparence de la liberté (performance) en appliquant en réalité une discipline extrême (practice). De cette manière, le cirque semble propager l’idée que la discipline et la technologie soient essentielles à l'accomplissement d'un certain degré de liberté (physique). Mais est-ce réellement le cas? Et surtout: est-ce une manière de voir l’homme qui convient à notre pensée actuelle de qui nous sommes et voulons être ?

Portons notre attention sur cette discipline du corps. Dans son livre renommé Surveiller et Punir: naissance de la prison (1975), l'historien et philosophe Michel Foucault trace l’histoire de l’origine d’un nouveau cadre de pensée conceptuelle dans lequel le sujet a pris forme à la fin du 18ème siècle. Foucault dit que la croissance importante de la population en Europe à cette époque a nécessité un emploi plus profitable des gens. L'augmentation de la production (de biens et de services) pour répondre aux besoins de la population croissante, a exigé des changements dans la manière dont le pouvoir s’exerce. Avant le 18ème siècle le pouvoir se prononçait en grande pompe utilisant avant tout des formes explicites d'oppression, tandis qu’après il y avait simplement trop de monde pour pouvoir exercer le pouvoir de cette manière. Les gens devaient être incités à assimiler par eux-mêmes l'idée qu'il était important d'employer leur corps d'une manière utilitaire et de diviser leur temps et leur espace de manière utile. A cette fin, le pouvoir a désigné un certain nombre de mécanismes 'disciplinaires' pour s'assurer que le corps des citoyens 'intériorise' l'opération du pouvoir. Cette approche est plus efficace dans des institutions ou ‘dispositifs’ où le pouvoir a un accès direct au corps, comme la prison, l'armée, l'école, l'hôpital et la clinique psychiatrique.1313 La production de ‘l’homme utile’ (l’homme machine) se fait par la division, la comparaison et la classification des actions des corps et du temps et de l’espace dans les lesquels ces corps sont localisés. Les mécanismes 'disciplinaires' majeurs qui participent à la production de 'l'homme utile' (l'homme machine) sont la répétition, la direction du corps et de l’action l'un vers l'autre, et l’association corps/objet.1414 Foucault, M. (2010). Discipline, toezicht en straf: De geboorte van de gevangenis. Groningen: Historische uitgeverij, p. 255. La comparaison permet de poser une mesure standard et de déterminer ce qui, ou qui, dévie de la norme de productivité. Ceux qui ne remplissent pas la norme (les enfants, les malades, les patients psychiatriques, les prisonniers, etc…) sont ceux dont le corps reçoit le plus de discipline à l'aide d'exercices, de supervision, d'observation et de thérapie. L'objectif est toujours d’augmenter l'utilité du corps à travers l'intériorisation de l'obéissance physique, et donc il y toujours une connexion entre l'accroissement de l'efficacité d'un corps et l'accroissement du pouvoir politique sur ce corps. Ou, pour reprendre les mots de Foucault: ’La discipline accroît les forces du corps (en terme d'utilité économique) et fait diminuer ces mêmes forces (en terme d'obéissance politique).’1515 Haegens, K. (2016). Niemands slaaf: verlangen naar de innerlijke grens. De Groene Amsterdammer, Jrg. 12(140), pp. 36-39. (Traduit du néerlandais par l’auteur.) Foucault met en avant que, de cette manière, la discipline 'fabrique' des individus ou des sujets (sujets: ce qui, en français veut littéralement dire ‘ceux qui sont assujettis’).1616 Foucault, M. (2010). Discipline, toezicht en straf: De geboorte van de gevangenis. Groningen: Historische uitgeverij, p. 237. (Traduit du néerlandais par l’auteur.) Ainsi, dans notre système social, l'individu 'n'est pas amputé, blessé ou opprimé; au contraire, il est fabriqué avec soins grâce à l'aide d'une tactique de corps et de forces.'1717 Ibid, p. 299. (Traduit de néerlandais par l’auteur.)

Le cirque est en quelque sorte, l'extériorisation idéale (car publique) de ce changement de manière de penser ce sujet à la fin du 18ème siècle. Le cirque est aussi un 'dispositif' dans lequel le corps était et reste discipliné par l'exercice, la répétition et le lien fonctionnel entre le corps et l'objet (l'entraînement). De cette manière, le corps entraîné virtuose incarne l'idéal du corps utile. A travers l'exercice, le corps de cirque devient fortement individualisé et distingué de la masse. Cependant, l'artiste de cirque n'est pas un individu qui dévie de la norme, mais une incarnation idéale de la norme: force, temps et espace ne sont pas gâchés mais parfaitement optimisés. Et là encore, la règle s'applique que l'obéissance politique du corps s'accroît tandis que les forces du corps s'étendent en termes d'utilité (économique).

La recherche artistique: écrire de nouveaux mythes

A travers l'Histoire, le cirque a insisté sur sa liberté et sa ‘différence’ et a fait de ces valeurs son image et sa marque de fabrique. Au 19ème siècle, le corps circassien discipliné était, paradoxalement, l'incarnation idéale d'un désir de liberté – et donc ce cirque romantique devenait une délicieuse et trompeuse salle aux miroirs. Comme un vrai maître des illusions, il utilise avec intelligence l'espace entre la condition physique réelle (qui émerge de la discipline) et ce qui est représenté ou mis en scène (la liberté). Cet endroit est exactement celui où le cirque brille, frime et s'épanouit. Il prospère précisément dans cette distance entre le réel et l'irréel, entre ce qui se passe effectivement sur la piste et ce que ces actions produisent sur notre imagination. C'est, en réalité, un exquis paradoxe. Et c'est aussi pour cette raison précise que le cirque lui-même a toujours été le plus ardent promoteur de ses mythes auto-proclamés.

Mais, plus de cent ans plus tard, Foucault nous apprend que le troisième grand mythe du cirque, celui de la virtuosité physique étant une incarnation de liberté, est en fin de compte précisément une extériorisation du pouvoir, qui amène à réprimer la liberté à laquelle le cirque aspire.1818 Doorman indique que la critique du sujet telle comme elle est exprimée par Foucault, n’échappe pas non plus le paradigme romantique. Après tout, ‘son ardeur Nietzschéenne et presque malicieuse à révéler le sujet authentique en tant que fiction implique le désir utopique pour un individu vivant et libre, un être qui ne serait pas emprisonné dans les structures à grains fins du discours qui le discipline.’ Doorman, M. (2012). De Romantische orde. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker, p. 43. Après tout, c'est dans la discipline que la norme devient extrêmement visible. Pourtant, les images et les mythes dont nous entourons notre pratique et les sources d’où nous tirons nos processus créatifs, n'ont pas beaucoup changé. En fait, c'est l'opposé: nous avons fini par croire en nos mythes auto-générés qui disent que la virtuosité physique est une expression de liberté (artistique et politique). En conséquence, l'espace entre ce qui entoure le cirque (image, mythe) et ce qui se passe en réalité sur la piste n'est plus un paradoxe. C'est devenu une véritable contradiction. Une contradiction qui est, à son tour, renforcée par la confusion actuelle entre ce que comporte faire du cirque (practice) et créer du cirque (performance), et par la conviction attenante que ce que nous faisons sur la piste est ‘vrai’.

Pour toutes ces raisons, le cirque qui dépend de la virtuosité au sens traditionnel du terme, n'incarne pas la liberté. Pas pour nos yeux du 21ème siècle. Il n'est ni rebel, ni subversif. Au contraire, il répète un répertoire existant qui contribue à enraciner un mythe périmé. C'est une parade de corps parfaitement entraînés et disciplinés qui se conforment à la norme de ce qui est considéré comme beau, utile, viril ou sexy. Quelque soit la force avec laquelle ce type de cirque essaye de se présenter comme un espace subversif aux marges de la société, il est (à présent) dépourvu de tout pouvoir artistique et politique.

Il est donc crucial que nous devenions conscients de la manière dont le corps est discipliné par la plupart des techniques de cirque (qui, par ailleurs sont souvent nommées ‘disciplines de cirque’). Il est temps de demander plus d'un public que ses 'aaaah' et 'ooooh' d'émerveillement. Il est important de vouloir être plus que des machines obéissantes dont les corps, à travers la discipline de l’entraînement', nous montrent qui satisfait à la norme et qui n’y satisfait pas. Il est nécessaire d'expérimenter d'autres rapports à la virtuosité. D'autres relations aux objets qui nous transforment nous-mêmes en objets. Un espace critique plein de potentiel est à trouver dans la relation entre l'objet qui entraîne notre corps et les individus que nous sommes – tout un royaume de possibilités.

Quand nous cessons de nous identifier à la virtuosité, un espace peut apparaître dans lequel nous pouvons tenir des propos intéressants concernant les choses, dynamiques et mécanismes qui disciplinent nos corps contemporains. Quand nous arrêtons de 'montrer' nos superpouvoirs, un espace apparaît dans lequel nous pouvons être 'vus' comme des êtres humains. Le défi n'est pas de fusionner avec la discipline qui entraîne nos corps, mais de tailler un espace 'libre' pour les individus que nous sommes.

Arrêtons de penser que la parade nostalgique de caravanes et de chapiteaux, ainsi que notre connaissance du répertoire et de la tradition, sont des actes de liberté artistique. Entrons à nouveau dans ce champ stimulant de la différence entre la pratique et la représentation, qui est caractéristique de toute forme d'art. Aspirons à nouveau ardemment, pleinement conscients du fait que la liberté que nous cherchons est un objectif impossible à atteindre. Osons à nouveau être ironiques et tragiques.

Mais, essayons surtout d'oublier tous les mythes romantiques qui nous entourent et donnent forme à nos pratiques. Cherchons le potentiel du cirque en tant que médium plutôt que de répéter les mythes qui l'obscurcissent. Abandonnons les spectacles qui confirment la norme et inventons de nouveaux mythes. Réfléchissons à ce que cela veut dire d'être un corps virtuose sur la piste. Examinons notre relation à nos objets. Voyons ce que tout cela révèle de notre monde contemporain et de notre place dans ce monde.

J'ai hâte d'entendre et de lire vos pensées. Au cours des années suivantes, j'organiserai plusieurs rencontres pour parler et discuter des différents sujets que ces lettres tentent de soulever. En attendant, vos lettres, emails et commentaires sont les bienvenus à l’adresse bauke.lievens@hogent.be.

A bientôt,
Bauke Lievens

7 décembre 2016

1 Doorman, M. (2012). De Romantische orde. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker, p. 100.

2 Doorman, M. (2012). De Romantische orde. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker.

3https://nl.wikipedia.org/wiki/Paradox (logica)

4 Doorman, M. (2012). De Romantische orde. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker, pp. 11-48.

5 Merci à Alexander Vantournhout qui a initié cette idée pendant la Première Rencontre, janvier 2016, KASK/Vooruit, Gand (BE).

6 Jacob, P. & Raynaud de Lage, C. (2005). Extravaganza! Histoires du cirque américain. Montreuil-sous-Bois: Editions Théâtrales, pp. 59-76.

7 Ibid, pp. 13-24.

8 Doorman, M. (2012). Rousseau en Ik: over de erfzonde van de authenticiteit. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker, p. 38.

9 Ibid, p. 37.

10 Berkeljon, S. (25/02/2012). Authenticiteit is nep. De Volkskrant. http://www.volkskrant.nl/archief/-authenticiteit-is-nep~a3201937/

11 Le critique de théâtre flamand Tuur Devens appelle ce phénomène ‘Le cinquième mur’. Voir: Devens, T. (2004). De Vijfde Wand: Reflecties over figurentheater en circustheater. Gent: Pro-Art, pp. 6-10.

12 Voir Première Lettre Ouverte et la notion de Giorgio Agamben de l’apparatus.

13 La production de ‘l’homme utile’ (l’homme machine) se fait par la division, la comparaison et la classification des actions des corps et du temps et de l’espace dans les lesquels ces corps sont localisés.

14 Foucault, M. (2010). Discipline, toezicht en straf: De geboorte van de gevangenis. Groningen: Historische uitgeverij, p. 255.

15 Haegens, K. (2016). Niemands slaaf: verlangen naar de innerlijke grens. De Groene Amsterdammer, Jrg. 12(140), pp. 36-39. (Traduit du néerlandais par l’auteur.)

16 Foucault, M. (2010). Discipline, toezicht en straf: De geboorte van de gevangenis. Groningen: Historische uitgeverij, p. 237. (Traduit du néerlandais par l’auteur.)

17 Ibid, p. 299. (Traduit de néerlandais par l’auteur.)

18 Doorman indique que la critique du sujet telle comme elle est exprimée par Foucault, n’échappe pas non plus le paradigme romantique. Après tout, ‘son ardeur Nietzschéenne et presque malicieuse à révéler le sujet authentique en tant que fiction implique le désir utopique pour un individu vivant et libre, un être qui ne serait pas emprisonné dans les structures à grains fins du discours qui le discipline.’ Doorman, M. (2012). De Romantische orde. Amsterdam: Prometheus/Bert Bakker, p. 43.

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